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Les deux heures se sont écoulées avec une lenteur désespérante. Steiger et Sandecker ont franchi la côte du Delaware à Slaughter Beach, et ils sont maintenant à 600 kilomètres au-dessus de l’Atlantique. Le ciel est relativement calme, et quelques rares nuages d’orage leur ont même aimablement cédé le passage.
Tout ce qui n’était pas soudé ou vissé à l’appareil – et même un bon nombre de choses qui l’étaient – est passé par la baie de la soute. Sandecker estime qu’il s’est débarrassé de près de 200 kg. Cet allégement, combiné avec celui du carburant consommé, a empêché les moteurs récalcitrants de chauffer par trop pour maintenir en l’air le Minerva et son passager clandestin.
L’amiral est couché, le dos contre la paroi du cockpit. L’effort physique de ces deux dernières heures l’a anéanti. Il souffle comme un poisson sur le sable, et les muscles de ses bras et de ses jambes sont crispés par la fatigue.
— Toujours rien… pas un mot de Pitt ?
Steiger secoue la tête sans quitter du regard son tableau de bord.
— Silence total, dit-il. Mais, après tout, que peut-on espérer ? Cet homme n’est pas un faiseur de miracles patenté.
— Je l’ai vu réussir des choses jugées impossibles pour d’autres.
— Merci pour cette manifestation d’optimisme obstiné mais inutile.
Steiger indique le tableau de bord d’un signe de tête.
— Deux heures et huit minutes depuis son dernier message. J’ai l’impression qu’il nous a rayés des contrôles.
Sandecker se sent trop épuisé pour discuter. Comme perdu dans un épais brouillard, il passe machinalement le casque radio et ferme les yeux. Il se laisse aller à une douce torpeur lorsqu’une explosion vocale le rappelle brusquement à la réalité.
— Salut, crâne chauve ! Vous pilotez aussi mal que vous baisez.
— Giordino ! s’exclame Steiger d’une voix cassée.
L’amiral branche son appareil sur « Emission ».
— D’où appelez-vous, Al ?
— D’environ 800 mètres derrière et à une soixantaine au-dessous de vous.
Sandecker et Steiger échangent un regard ébahi.
— Mais vous devriez être à l’hôpital, remarque l’amiral un peu naïvement.
— Pitt m’a fait libérer sur parole.
— Où est-il, celui-là ?
— Très précisément en train d’admirer vos fesses, Abe. J’ai pris les commandes du Catlin M. 200 de Giordino.
— Vous êtes en retard.
— Désolé, mais ce genre d’opérations prend du temps. Où en êtes-vous pour le carburant ?
— En train de racler les fonds de tiroirs, répond Steiger. Je peux tenir encore dix-huit ou vingt minutes avec de la chance.
— Un navire de croisière norvégien a mis en panne à une centaine de kilomètres au cap 2 - 7 - 0. Son capitaine a fait évacuer le pont-promenade pour vous recevoir. Vous y arriverez les doigts dans le nez.
— Vous ne seriez pas un peu givré, par hasard ? coupe Steiger. Un navire de croisière norvégien, un pont-promenade… et puis quoi encore ?
Pitt poursuit sans s’émouvoir.
— Dès que nous aurons coupé les suspentes du projectile, foncez sur le bateau. Vous ne pouvez pas le manquer.
— Regardez-moi un peu ces veinards, fait Giordino. Assis là-bas, au bord de la piscine en train de déguster de l’aquavit…
— Déguster de l’aquavit, répète Steiger, abasourdi. Ma parole, ils sont bons à enfermer tous les deux.
Pitt se tourne vers Giordino engoncé dans le siège du copilote, et il regarde le plâtre de sa jambe.
— Tu es sûr que tu peux prendre les commandes malgré ce truc-là.
— La seule chose que je ne puisse pas faire, c’est de me gratter le genou quand ça me démange.
— Alors, à toi les commandes.
Pitt lâche le volant, quitte son siège et gagne la soute du Catlin. Un froid intense siffle par la baie ouverte. Un homme, au teint très blanc, au visage nordique et vêtu d’un costume de ski bariolé, est incliné sur un objet long de forme rectangulaire monté sur un lourd trépied. Le docteur Paul Weir n’est visiblement pas fait pour bricoler dans les courants d’air d’une machine volante en plein cœur de l’hiver.
— Nous sommes en position, annonce Pitt.
— Presque prêt, répond Weir du coin de ses lèvres qui virent au bleu. Je finis de fixer le circuit de refroidissement. Sans une circulation d’eau froide autour du système d’émission, cette machine rôtirait toute seule.
— Je ne sais pas pourquoi, mais je m’attendais à une machinerie plus fantasmagorique.
— Le laser-argon à grande intensité n’est pas fabriqué pour les films de science-fiction, monsieur Pitt, déclare le docteur Weir en vérifiant une dernière fois le connecteur de canalisations. Il est destiné à émettre un rayon de lumière concentrée en vue d’un certain nombre d’applications pratiques.
— A-t-il la puissance nécessaire pour notre opération ?
Weir se secoue.
— Dix-huit watts concentrés en un minuscule faisceau lumineux qui développe seulement deux kilowatts d’énergie, évidemment, ces chiffres ne disent pas grand-chose comme ça, mais je vous garantis que c’est amplement suffisant.
— A quelle distance voulez-vous que nous approchions du projectile ?
— La diffusion du rayon nous oblige à être aussi près que possible. Moins de 15 mètres.
Pitt appuie sur le bouton de son micro.
— Al ?
— J’écoute.
— Approche-toi à moins de 12 mètres de cette cochonnerie.
— A cette distance-là, nous allons être secoués par les turbulences du rotor de l’hélico.
— C’est comme ça. Je n’y peux rien
. Weir engage le levier principal du laser.
— M’entendez-vous, Abe ? demande Pitt.
— Abe écoute.
— La manœuvre est la suivante : Giordino va s’approcher suffisamment de votre colis pour que nous puissions couper les suspentes au laser.
— Voilà donc la fameuse idée, dit Sandecker.
— Oui, c’est la fameuse idée, Amiral.
Pitt parle d’un ton calme, presque détaché.
— Nous nous mettons immédiatement en position. Barre dessus. Adressez une prière à votre sainte préférée et au boulot !
Giordino manipule les commandes avec la précision d’un horloger suisse pour amener le Catlin à côté et légèrement au-dessous du Minerva. Il commence à sentir les effets de la turbulence, et ses mains se crispent sur le volant. Dans la soute, tout ce qui n’est pas vissé ou arrimé tressaute. Le regard de Pitt va du docteur Weir au projectile.
Le chef physicien de la Stransky Instruments Company se penche sur le canon du laser. Il ne trahit aucun signe d’inquiétude ou de crainte. On croirait plutôt qu’il s’amuse.
— Je ne vois aucun rayon, remarque Pitt. Il fonctionne votre engin ?
— Navré de détruire vos illusions, répond Weir, mais le rayon du laser-argon est invisible.
— Comment pouvez-vous le diriger avec précision, alors ?
— Au moyen de cette lunette de tir à 30 dollars, explique le savant en tapotant le tube fixé provisoirement au laser. Ce n’est pas encore ça qui me vaudra le prix Nobel, mais ça fera l’affaire.
Pitt se couche et passe la tête par l’ouverture de la soute. Le vent glacial transperce le bandage qui le couronne, et une bandelette se met à claquer comme un étendard au vent du champ de bataille. Sous l’hélicoptère, le projectile traîne légèrement vers le rotor arrière. Pitt examine l’obus : il a vraiment peine à croire qu’un univers de souffrance et de mort puisse être contenu sous un si petit volume.
— Plus près, crie Weir. Il me faut encore trois mètres.
— Trois mètres plus près, lance Pitt dans le micro.
— Encore un petit effort, et une paire de ciseaux fera l’affaire, murmure Giordino.
Si l’anxiété le tenaille, il ne le laisse pas voir. A en juger par l’expression de son visage, on le croirait à demi endormi. Seul son regard fixe et brillant permet de deviner l’extraordinaire concentration qu’exigé ce pilotage de haute précision. La sueur cascade sous son plâtre, et les terminaisons nerveuses de sa jambe s’exaspèrent.
Pitt peut enfin observer quelque chose : l’écheveau emmêlé des suspentes commence à noircir. Touchés par le rayon invisible, les liens de nylon fondent. Combien y en a-t-il ? Une cinquantaine sans doute, pense-t-il.
— L’appareil surchauffe ! (Deux mots et un battement de cœur.) Il fait trop froid ici avec ce panneau ouvert, crie Weir dans le vent. Les tubes de refroidissement sont gelés !
Weir reprend la ligne de mire. Quelques liens cèdent sous le regard de Pitt et se mettent à claquer au vent de la course. Une odeur acre d’isolant brûlé envahit la soute.
— Le canon est à peu près à bout, annonce Weir. Une demi-douzaine de liens cèdent encore, mais les autres sont toujours tendus et intacts. Weir se redresse brusquement et arrache ses gants à moitié brûlés.
— Bon sang ! crie-t-il. Pardonnez-moi, mais le canon est cuit !
Le sinistre projectile est toujours attaché sous le Minerva.
Trente secondes passent. Pitt continue de fixer l’obus meurtrier qui se balance dans l’air. Son visage reste calme, mais Pitt réfléchit intensément avant d’annoncer sans détour :
— Nous n’avons plus de laser !
— Merde, merde, merde ! gronde Steiger. Où a bien pu passer notre chance ?
— Et maintenant ? Que faisons-nous ? demande calmement Sandecker.
— Vous foncez et faites plonger votre coucou à mort, répond Pitt.
— Pardon ?
— C’est notre dernière carte. Plongez à mort. Et, lorsque vous aurez suffisamment d’accélération, redressez à fond… Je ne vois pas à Abe d’autre chance de se débarrasser de la cochonnerie qui lui pend aux fesses.
— C’est pas dans la poche, annonce Steiger. Il faut que je fasse cette manœuvre aux instruments. Je ne peux rien voir avec cette voilure sur le pare-brise.
— Nous resterons avec vous, dit Giordino.
— N’approchez pas trop, sinon vous allez attraper notre rhume, répond Steiger en éloignant son hélicoptère. Et espérons que notre colis n’est pas trop têtu.
Et il pousse le manche à fond.
Le Minerva bascule et plonge à un angle de 70 degrés. L’amiral Sandecker cale ses pieds contre le siège de Steiger et cherche une prise pour ses mains. Les occupants du Catlin, qui ne le quittent pas des yeux, voient l’hélicoptère foncer droit sur la surface de l’océan.
— Redressez un peu votre angle de descente, lance Pitt, sinon le projectile va toucher votre rotor arrière.
— Compris, répond Steiger d’une voix tendue par l’effort. J’ai exactement l’impression de sauter d’un gratte-ciel les yeux bandés.
— Vous êtes au clair, lui dit Pitt pour le rassurer. Pas trop vite ! Si vous dépassez le facteur G 7, vous perdez vos pales de rotor.
— A Dieu ne plaise ! 1300 mètres.
Giordino n’essaie pas de suivre Steiger « roue dans roue ». Il lui laisse du champ et maintient le Catlin en descente en spirale derrière le Minerva. Le docteur Weir, son rôle terminé, regagne la chaleur relative du cockpit.
L’angle qu’a pris le plancher du poste de pilotage est tel que l’amiral Sandecker a l’impression d’être debout, le dos contre un mur. Le regard de Steiger va sans cesse de l’altimètre à l’indicateur de vitesse et à l’horizon artificiel.
1 000 mètres.
Pitt voit fort bien la voilure du parachute qui flotte dangereusement près des pales du rotor, mais il se garde bien d’en parler : Steiger a déjà suffisamment de préoccupations pour l’instant. Il regarde les vagues monter à la rencontre du Minerva.
Steiger commence à sentir dans ses mains une vibration croissante. Le sifflement du vent s’amplifie à mesure que la vitesse augmente. Un instant, il est presque tenté de garder le manche comme ça et d’en finir avec ce calvaire. Mais, pour la première fois de la journée, il pense à sa femme, à ses enfants, et son désir de les revoir lui rend une féroce envie de vivre.
« Maintenant, Abe ! hurle la voix de Pitt dans les écouteurs. Ressource ! »
Steiger ramène le manche.
700 mètres.
Le Minerva tremble de tous ses boulons sous l’incroyable effort de résistance à la vitesse d’accélération. L’hélicoptère semble d’abord demeurer immobile. Comme le poids à l’extrémité d’un pendule géant, l’obus est projeté en avant. Les suspentes que n’a pu détruire le laser se tendent comme les cordes d’une guitare. Puis, par deux, par trois, elles commencent à s’effilocher…
A l’instant où le sinistre projectile porteur de « Mort Subite » semble revenir en arrière pour fracasser l’hélicoptère, il s’échappe enfin et tombe dans le vide.
— Bon débarras ! hurle Pitt.
Steiger est trop épuisé pour répondre. Luttant contre le voile noir provoqué par la ressource trop brutale, Sandecker se met à genoux et secoue Steiger par l’épaule.
— Et maintenant, filez sur ce navire de croisière, dit-il d’une voix très lasse et très soulagée.
Pitt délaisse maintenant le Minerva qui vire et s’en va loin du danger. Il suit du regard la chute du projectile jusqu’à ce que son enveloppe bleue se confonde avec la teinte des vagues. Réglé pour une vitesse de chute de 6 mètres à la seconde, l’obus franchit l’altitude de déclenchement des 300 mètres sans que le détonateur agisse. A plus de 100 mètres-seconde, le mécanisme a pris du retard : le micro-organisme avec son cauchemar de souffrance et d’holocauste s’enfonce dans l’abîme de l’océan.
Pitt regarde toujours… il aperçoit enfin le petit panache blanc du plongeon que les vagues éternelles effacent aussitôt.
La mort d’un navire de haut bord a toujours quelque chose de poignant. Le Président est très ému, son regard est rivé sur les panaches de fumée noire qui montent du lowa, alors que les bateaux-pompes approchent du brasier pour tenter futilement d’en éteindre les flammes.
Seuls sont restés près de lui Timothy March et Dale Jarvis ; les chefs de l’Etat-major interarmes ont regagné leurs bureaux respectifs du Pentagone, afin d’ordonner les enquêtes réglementaires, de dicter les rapports réglementaires et de lancer les directives réglementaires. Dans quelques heures, le choc de la tragédie sera presque oublié et les médias feront entendre un concert de hurlements et réclameront des têtes, n’importe quelles têtes…
Le Président a arrêté une ligne de conduite. Il faut d’abord calmer la colère publique. Rien ne servirait de dénoncer l’infamie de ce raid. Il faut balayer l’affaire et glisser les détails sous le tapis aussi discrètement que possible.
— On vient de m’annoncer que l’amiral Bass est mort à l’hôpital de la Marine de Bethesda, murmure Jarvis.
— Il fallait être un homme de caractère pour garder pendant tant d’années le terrible secret de la « Mort Subite », déclare le Président.
— Cette sinistre affaire est maintenant terminée, dit March.
— Vous oubliez l’île de Rongelo, fait observer Jarvis.
— C’est vrai, il y a toujours cette île, dit le Président d’un ton accablé.
— Il est impossible de laisser subsister la moindre trace de cet organisme.
Le Président lève les yeux sur Jarvis.
— Et que faut-il faire, à votre avis ?
— Effacer cette île de la carte du monde, répond Jarvis.
— Impossible, intervient March. Les Soviets hurleront comme tous les diables de l’enfer si nous faisons exploser une bombe. Le moratoire relatif aux essais nucléaires est respecté par nos deux pays depuis vingt ans.
Un sourire rusé apparaît sur les lèvres de Jarvis.
— Les Chinois, eux, ne l’ont pas encore signé.
— Et alors ?
— Alors ? Nous allons nous inspirer de l’opération Eglantine, explique Jarvis. Nous envoyons un de nos sous-marins lance-missiles aussi près que possible de la côte de Chine, et nous lui donnons l’ordre d’expédier une ogive nucléaire sur l’île de Rongelo.
March et le Président échangent un regard lourd de pensées, puis ils se tournent vers Jarvis pour attendre la suite.
— Tant que les Etats-Unis ne préparent pas actuellement un essai nucléaire et qu’aucun de nos navires ou de nos avions n’est présent dans un rayon de 4 000 kilomètres du lieu de l’explosion, il n’y a aucune preuve qui puisse permettre aux Russes de nous accuser. Par ailleurs, leurs satellites espions enregistreront fidèlement que la trajectoire du missile a son origine en territoire chinois.
— Nous pouvons nous en tirer sans bobo à la condition d’agir en secret, murmure March à qui l’idée commence à plaire. Naturellement, les Chinois nieront comme de beaux diables. De leur côté, le Kremlin, notre ministère de l’Intérieur et les autres pays soulevés d’indignation condamneront vertueusement Pékin. Et puis l’affaire se calmera, et elle sera à peu près oubliée en quinze jours.
Le Président regarde dans le vide et débat un moment ce cas de conscience. Pour la première fois depuis près de huit ans, il se rend compte de l’incroyable vulnérabilité de sa haute fonction. Les puissantes fortifications qui sont censées le protéger sont, en fait, striées de fissures infinitésimales qui ne demandent qu’à se rompre au premier choc inopiné.
Enfin, au prix d’un effort semblable à celui d’un homme qui aurait presque deux fois son âge, le chef des Etats-Unis se lève de son fauteuil.
— J’implore le Seigneur, dit-il d’une voix pleine de tristesse, d’être le dernier homme de l’Histoire qui ordonne volontairement un bombardement atomique.
Puis il tourne les talons et s’en va lentement vers la porte de l’ascenseur qui va le hisser jusqu’à son bureau de la Maison-Blanche.